Écoutez Franck Courchamp dans l’émission LA TÊTE AU CARRÉ du 20/04/2016 (de 3 min à 11 min)
À la fin il n’en restera qu’une… Quel serait le résultat d’un match entre plusieurs colonies de fourmis envahissantes, parmi les plus dangereuses du monde ?
C’est la question à laquelle ont répondu des scientifiques du projet INVACOST* du Laboratoire d’Écologie, Systématique et Évolution d’Orsay (ESE – UMR 8079 – Université Paris-Sud / CNRS / AgroParisTech) dans une étude publiée dans le journal Basic and Applied Ecology. Pour Cleo Bertelsmeier, qui a mené ces études lors de sa thèse de doctorat à l’ESE, ces fourmis réputées très agressives représentent une menace pour la biodiversité, qu’il est nécessaire de comprendre pour mieux la combattre. Avec le changement climatique, plusieurs de ces espèces risquent de coloniser les mêmes régions, détruisant dans leur sillage de nombreuses espèces endémiques. Pour estimer cette nouvelle menace, les scientifiques ont observé, pendant six semaines, quatre espèces de fourmis envahissantes lutter pour une victoire sans merci. Composition du podium : W. auropunctata ou fourmi électrique domine largement malgré sa petite taille, tandis que L. neglectus ou fourmi des jardins puis L. humile ou fourmi d’Argentine tiennent respectivement les deuxième et troisième places du classement, alors que P. megacephala ou fourmi à grosse tête termine grande perdante de l’expérience.
Quand on parle des invasions biologiques, deuxième menace principale pour la biodiversité après la perte d’habitat, les fourmis comptent parmi les pires espèces envahissantes. L’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (IUCN), a même classé les quatre espèces de fourmis de l’expérience dans les « 100 espèces exotiques envahissantes parmi les plus menaçantes au monde ». Une menace d’autant plus importante que plusieurs espèces de fourmis envahissantes peuvent partir à la conquête d’un même territoire. Jusqu’à maintenant, les modèles prédictifs ne prenaient pas en compte les interactions entre ces envahisseurs. Pour l’équipe ESE, connaître les dominances avec cette étude était crucial pour prédire quelle espèce sera la plus à craindre.
Leur agressivité a pris le dessus
Des quatre espèces prélevées entre mars et mai 2012, deux provenaient du sud de la France (L. humile and L. neglectus), tandis que les deux autres (W. auropunctata, P. megacephala) furent importées de Nouvelle Calédonie. Chaque colonie était constituée de 300 ouvrières et d’une reine (seules les fourmis à grosse tête avaient naturellement 10% de soldats) dans un espace fermé, rempli de substrat (sol, bois, feuilles) et de plusieurs réservoirs d’eau. Proche des conditions naturelles, cet espace vital était garanti pour laisser la possibilité d’éviter les confrontations. Seul un tube (1 cm de diamètre et 10 cm de long) permettait de connecter les territoires des concurrentes. Malgré ces conditions, leur agressivité a pris le dessus et toutes les colonies ont fait preuve d’hostilité envers leurs voisines, avec des différences de stratégie selon les colonies. Par exemple, L. humile se rendait fréquemment jusque sur le territoire des autres pour les attaquer tandis que W. auropunctuata adoptait plutôt une stratégie défensive sans s’éloigner de son territoire.
De juin à juillet 2012, les chercheurs ont comptabilisé quotidiennement les survivantes des différents camps pour voir la progression des pertes fourmilières. La virulence des affrontements allant en décroissant, le comptage des pertes a été fait toutes les 10 minutes pendant la première heure, toutes les heures pendant les cinq suivantes, enfin quotidiennement pendant les 42 jours de l’expérience. C’est la première fois qu’une étude a été menée en laissant s’affronter dans le temps des colonies de fourmis, les autres études n’utilisant que des ouvrières sans reine dans des espaces très confinés.
Des armes chimiques
Des quatre espèces, P. megacephala était la seule qui courait irrémédiablement à l’extinction. Pour les trois autres, la dynamique des combats était beaucoup plus complexe et rendait les résultats plus imprévisibles. En effet, des stratégies de lutte sont apparues plus payantes que d’autres : les deux espèces les plus résistantes (W. auropunctata et L. neglectus) avaient tendance à utiliser des attaques chimiques, tandis que les deux dernières (L. humile et P. megacephala) menaient majoritairement des assauts physiques.
Autre avantage, pendant que P. megacephala et L. humile passaient immédiatement à l’attaque, envahissant rapidement le territoire adverse, W. auropunctata et L. neglectus se contentaient de positions défensives, explorant plus prudemment leurs domaines. De manière inattendue, plus une colonie de fourmis adoptait une stratégie d’exploration rapide, plus la mortalité de ses individus était importante. Toutefois, ce comportement pourrait avoir des bénéfices dans la nature pour la localisation et la récolte des ressources.
« Dans une ultime expérience mettant en concurrence les quatre colonies de fourmis simultanément, nous avons été surpris d’obtenir un classement complètement différent », explique Franck Courchamp, directeur de recherche du CNRS et coauteur de l’étude.
Plus maline ou moins agressive que les autres, la fourmi à grosse tête (dernière des autres expériences) adopte, dans ce choc des espèces, un machiavélisme digne des plus grands stratèges militaires. Voyant ses challengeurs se jeter à bras le corps dans la bataille, elle reste en retrait, attendant patiemment son heure. “N’interrompez jamais un ennemi qui est en train de faire une erreur”, aurait pu haranguer à ses troupes P. megacephala s’inspirant de Napoléon. Une fois que le champ de bataille n’est plus que le vestige des régiments décimés, cette dernière profite alors de son avantage pour porter le coup de grâce aux trois armées exsangues.