Franck Courchamp : Écologue, il est aussi chercheur au CNRS au Laboratoire d’Ecologie Systématique & Evolution de l’Université Paris-Sud, France. Il s’est spécialisé en dynamique des populations et en biologie de la conservation.
Les chercheurs en écologie sont de plus en plus encouragés à conduire et présenter leur recherche à la lumière de leurs applications potentielles. Dans un article publié dans Trends in Ecology and Evolution*, je développe avec 5 éminents collègues les raisons pour lesquelles nous pensons que cette orientation de la recherche pose problème et qu’il est essentiel, plus que jamais, de maintenir une recherche en écologie fondamentale qui soit forte et libre. Il va de soit que cette réflexion n’insinue aucunement que la recherche appliquée à moins de mérite ou de valeur intrinsèque que la recherche fondamentale, ou que son budget global devrait être diminué. Les deux sont essentielles.
La recherche fondamentale en écologie est fondée sur la poursuite de la compréhension des interactions entre les êtres vivants et leur environnement abiotique (tous les processus physico-chimiques non-vivants) et biotique (c’est-à-dire les autres organismes). Comme les autres sciences fondamentales, elle vise en premier lieu à progresser dans la connaissance et est motivée par la curiosité, les questions ouvertes et la créativité.
Des soutiens en baisse pour le fondamental
Au cours de l’histoire, les approches fondamentales ont toujours joué un rôle prédominant dans le développement des connaissances scientifiques, générant des avancées et découvertes de toutes sortes, de l’antiquité au siècle des Lumières. Cependant, les gouvernements et les agences de financement de la plupart des pays de l’OCDE ont depuis quelques années opéré un changement de l’orientation des crédits publics alloués à la recherche, généralement aux dépens de la recherche fondamentale. La perception que notre société réduise son soutien, qu’il soit financier ou moral, pour la recherche fondamentale est une cause d’inquiétude.
Ce qui motive la recherche fondamentale en écologie
Les motivations pour faire de la recherche fondamentale en écologie sont multiples. Au premier rang de celles-ci figure l’exploration des merveilles de la vie et de la nature des choses pour la connaissance elle-même, une des plus anciennes et des plus nobles aspirations humaines.
Le désir inné de comprendre le fonctionnement de systèmes complexes joue également un rôle fort en écologie. La plupart des écologues, sinon tous, s’émerveillent à la compréhension de la beauté complexe de systèmes impliquant une multitude de composants en interaction, que soit des molécules, des individus ou des populations.
Et, dans les faits, la recherche fondamentale est un gisement constant d’applications entièrement nouvelles. Les exemples sont légion. De façon presque contre-intuitive, les nouvelles applications émergent rarement d’une stratégie de recherche planifiée, mais plutôt d’une combinaison de curiosité, de créativité, d’intelligence, de passion, de persévérance et même de chance.
Enfin, la recherche fondamentale en écologie – et dans d’autres disciplines – est cruciale pour l’évolution d’une société. Je suis convaincu qu’un des signes clairs d’accomplissement d’une société réside dans le fait qu’elle puisse confier à certains de ses membres la tâche de pouvoir se consacrer exclusivement à la poursuite de la connaissance et de la compréhension du monde pour le bénéfice de toute la société.
Promouvoir l’écologie fondamentale
Dans le contexte social et économique d’aujourd’hui, les écologues doivent plus que jamais promouvoir la recherche fondamentale ; ils peuvent le faire de plusieurs manières mais une des priorités est de développer de nouvelles approches pour mieux communiquer nos résultats et leur importance aux politiciens et aux agences de financement. Une claire distinction entre l’écologie scientifique et l’écologisme est clé à cet égard.
Il serait par ailleurs avantageux d’établir une norme pour le financement de la recherche fondamentale, comme un pourcentage minimal incompressible, assurant ainsi le futur à long terme des programmes de recherche fondamentale.
Je pense que nous devrions considérer la création de programmes donnant un petit nombre de financements importants et libres de contraintes ou d’objectifs à court terme à des chercheurs particulièrement promettant ou expérimentés ayant démontré qu’ils sont singulièrement brillants, originaux et responsables. Ce type de programme n’a de sens que s’il ne se fait pas au dépend du financement d’autres programmes, de recherche fondamentale ou appliquée. Il est à mon avis essentiel que les organismes de financement de la recherche réalisent que la recherche a par le passé prospéré sur une base de liberté intellectuelle et d’absence de lourdes contraintes (matérielles, administratives, d’échéances, etc).
Il paraît aussi essentiel de décroître la pression générale sur les chercheurs de systématiquement produire des résultats à court terme sur des questions prédéfinies. L’évitement du risque restreint la créativité et donc la productivité sur le long terme.
Le positionnement du CNRS est à cet égard unique au niveau mondial ; les chercheurs du monde entier nous envient les postes à vie et la liberté qu’il nous confère, non pas (seulement) pour la stabilité sociale que cela octroie, mais pour l’opportunité singulière de lancer des programmes à long terme et/ou des programmes risqués.
En outre, les chercheurs et universitaires doivent activement encourager leurs étudiants à s’impliquer dans des projets où curiosité et potentiel créatif peuvent s’exprimer, et les convaincre de consacrer du temps à la réflexion, à la recherche exploratoire, et à la manipulation ludique des idées, des concepts, et des données. Evidemment, les instances d’évaluation de la qualité de la recherche, et en particulier les jurys de recrutement devront s’adapter et reléguer au second plan les évaluations bureaucratiques par comparaison du nombre de publications ou des facteurs d’impact pour privilégier l’appréciation de la recherche proprement dite.
Enfin, il me semble également primordial de définir un cadre qui permette d’estimer la valeur de l’ensemble des découvertes fondamentales. Bien qu’unanimement estimés comme très importants, les retours en termes de bénéfices économiques et sociaux demeurent aujourd’hui en grande partie indéterminés.
Résoudre les crises environnementales
Du fait des défis environnementaux auxquels la société est aujourd’hui confrontée, les écologues et en particulier les plus jeunes, sont logiquement de plus en plus incités à se tourner vers l’écologie appliquée, où les financements sont moins restreints. Des thèmes majeurs de l’écologie fondamentale, tels que la compréhension des processus qui gouvernent l’origine, la diversification, et le maintien à long-terme de la diversité biologique, peuvent facilement être perçus comme frivoles et même contreproductifs dans un contexte de crise économique et sociale. Cette crise étant de surcroît concomitante à des crises environnementales majeures (des ressources, de la biodiversité, du climat), il pourrait sembler légitime de rediriger les soutiens à la recherche fondamentale en écologie vers la recherche appliquée, qui pourrait paraître mieux placée pour trouver des solutions. Avec mes collègues, nous soutenons l’idée que pour résoudre les crises auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui ainsi que celles qui s’annoncent, nous devons affronter le défi majeur de comprendre le fonctionnement de systèmes biologiques complexes et en constante évolution; à cette fin, l’écologie fondamentale reste notre outil le plus fondamental.